[dropcap]N[/dropcap]ous sommes à Portsall (Porsal en langue bretonne), ce petit village qui fait face à l’Océan Atlantique. Là, en mer d’Iroise, sous une légère bruine, on fait face à ces rochers qui ont terrassé ceux qui en étaient indésirables et ce même malgré la volonté des Portsallais. On se souvient tous de ce putain de tanker qui a osé s’approcher de nos côtes qui se nommait Amoco Cadiz, par une nuit de tempête en 1978. Il avait même réussi à faire chialer Roger Gicquel, Bruno Cornillet et tout un peuple par la même occasion.
Là, sur ce port qui ne pardonne pas aux hésitants, on est planté là face à cet océan avec Bruno Cornillet. Le « Corni » a été l’un des meilleurs coureurs français de sa génération, un fier ambassadeur de notre Bretagne. Devenu désormais pilote de ligne chez « Air France Hop », il ne peut s’empêcher de revenir face à cette mer nourricière que l’on nomme Iroise. Celui qui avait ces deux rêves étant gosse, voler et faire du vélo, les a réalisé l’un après l’autre. Des commandes d’un vélo à celui d’un avion, cette bonne tête de mule qui ne lâche rien en fait une réalité. Alors que je respire cet air iodé, Bruno nous balance tout simplement qu’entre un avion et un vélo, c’est un peu le même « trip » quelque part, « il y en a toujours autant sous la pédale ». On se regarde avec l’air légèrement dubitatif tout de même et l’on se dit que l’on ferait mieux d’aller prendre une pinte, histoire de nous réchauffer un peu la gueule et l’âme.
Sur ce petit port de Portsall, près du poêle d’un petit pub irlandais nommé le « O’Donneil’s », on vient se poser là, tranquille à la « fraîche ». Là, face à la mer, on se met à déguster une pinte de « stout » comme deux potes, à se raconter des histoires de marins, de voyages et de légendes, on se remémore ces grands moments du cyclisme dont ces champions en étaient les acteurs. Le O’Donneil’s, c’est notre réseau social, notre « face de bouc à nous autres », à nous autres Bretons de la mer d’Iroise.
Le « père » Yann nous sert la première tournée, on cogne nos verres à grands coups de « Yermat », à la mémoire de nos frères, sombres héros de l’amer comme dirait l’autre. Une gorgée vite avalée et nous voilà parti dans nos histoires, nos aventures, nos légendes que l’on se raconte au coin du feu…
Be Celt : Au fait Bruno, as-tu toujours contact avec les « anciens » du peloton ?
Bruno Cornillet : Oui, avec le père Bernard [Hinault], Jojo [Joël Pelier], Vincent [Lavenu] que j’ai croisé dans l’avion la semaine dernière et mes anciens coéquipiers Thierry Gouvenou ou François Le Marchand. J’ai même revu Maurice Le Guilloux sur le Kreiz Breizh Elites, c’était si bon de le revoir. Au fait, t’es au courant ? Joël est devenu artiste-sculpteur et en plus il expose un peu partout. C’est pas mal, gast ! Ouais, on se contacte très souvent et il est toujours dans le vélo au sein d’ASO. D’ailleurs tous sont dans le vélo. Ça ne m’étonne pas en fin de compte. C’est bien plus qu’un job, qu’un sport, c’est un art de vivre, on ne peut pas se quitter comme ça, comme des cons. Pour ma part, je n’y suis pas resté car j’avais ce rêve de gosse à réaliser avant de passer l’arme à gauche (rires). Celui de devenir pilote d’avion. J’ai quitté la terre pour les cieux et là-haut je ne croise pas grand monde…
Ton rêve de gosse ? Tu te tapes quelques grands Tours au services des plus grands avant de prendre les commandes d’un Airbus. Drôle de parcours…
Oui c’est étrange (rires), tu as raison. Au début, quand j’étais un tout jeune minot, je voulais voler, par dessus tout. Je passais souvent du temps à regarder le ciel, même à travers les vitres de l’école. Mais un jour, j’ai croisé le vélo sur mon chemin de gosse et j’ai découvert que cette machine avançait toute seule quand je me mettais dessus. Du coup, j’ai pédalé et pédalé encore et j’ai vu qu’elle allait de plus en plus en vite avec moi dessus, c’était assez simple au final (rires).
Et t’en as fait ton premier métier…
Oui à ma grande surprise. De fil en aiguille, je me suis entraîné pour aller encore plus vite, tout comme disait Jacques Brel : « Le talent ça n’existe pas, le talent c’est d’avoir envie de faire quelque chose ». Et j’avais vraiment cette envie de dingue. J’ai été voir où cela me menait cette affaire et j’ai mis mon rêve de voler de côté, l’espace d’un chapitre. Je suis devenu pro et j’ai découvert un autre monde et des potes. Donc, oui j’ai toujours contact avec quelques-uns, mes vrais potes…
La 2ème « tourn » arrive sur le comptoir en bois. Derrière, la song de Christy Moore « Ride on » se met à lancer ses premiers accords. « Ride on, see you, I could never go with you » (Vas-y, bon vent, je n’aurais pas pu te suivre de toute façon). On se regarde, du fond de nos pintes, et on pense à Bernard, Jojo, Vincent, à tous ces gars qui nous ont fait rêver sur un vélo et que l’on ne pouvait suivre dans leurs aventures un peu dingues…
Quelle est l’époque qui t’a marqué le plus dans ton « chapitre » de cycliste ?
Toute mon aventure de pro en fin de compte. J’ai pris un pied énorme, tu ne peux pas imaginer. Mais je t’avouerai que l’année 1986 a été la plus intense. Te rappelles-tu de ce duel Hinault/Lemond ? Celui décrit par les médias comme le dernier combat ? Comme tous oui je suppose. Mais cette joute n’a pas finie sur le tour de France en fin de compte comme tout le monde aime à le dire. Non, Bernard était trop fier pour ne pas partir en retraite sur une victoire. Lui et Greg se sont livrés bataille jusqu’en Amérique. Tu te rends compte, le vrai duel s’est déroulé aux USA, bien loin, là-bas, à l’ombre des médias.
Raconte-nous ça…
En juillet Bernard voulait que Greg mérite son Tour. Il l’avait annoncé à tout le monde. Pour lui, il fallait pousser Greg dans ses retranchements pour qu’il puisse en sortir meilleur. Dès le début du Tour, Bernard a attaqué, encore et encore. Un vrai chien fou. Mais c’était le blaireau, égal à lui même. Et même avec le maillot jaune, il s’en foutait, il partait devant pour nous foutre un beau bordel. C’est un guerrier et pour lui, son dauphin devait en être un aussi. Greg a été mis sous pression dès le début. Il voulait prendre la relève du blaireau. Il n’imaginait pas que ça se serait fait comme ça, tranquille le cul assis sur la selle.
Oui, mais en 86, tu étais chez Peugeot et donc leurs adversaires…
Oui, j’avais décidé de partir chez Peugeot malgré que j’appréciais énormément Bernard. Mais la Vie Claire était la meilleure équipe du monde avec des gars comme Steve Bauer, Jean-François Bernard, Greg, Bernard… Je savais que je risquais de passer au second plan avec tous ces gars. J’ai donc préféré les quitter et rejoindre un team qui m’aurait permis de disputer les plus belles épreuves. C’est comme ça que je suis arrivé chez Peugeot. Mais au fond de moi, j’étais toujours fidèle à Bernard, il est mon ami, et pour un Breton l’amitié donnée et comme un parole donnée. On ne revient pas dessus. Il était le patron de notre peloton. Et je te rassure, je n’étais pas leur adversaire tant les deux étaient si talentueux. Je n’était qu’un « grégario ».
Echappé sur l’étape vers Superbagnères et hors-délai sur l’Alpe d’Huez…
Je me rappelle que j’avais les bonnes jambes. J’avais traversé les Pyrénées et je m’étais glissé dans une échappée provoquée par Bernard. Il y avait Delgado, Zimmerman, Millar, Roche, Herrera… Mais dans une descente, je suivais la roue de Delgado. Et là, je vois sa roue arrière qui se met à chasser à cause d’une bouse de vache. Il n’est pas tombé, mais moi, je n’ai pas eu cette chance. J’ai glissé dessus et je me suis cassé la gueule. Je suis remonté mais deux jours plus tard, j’étais rincé et j’ai fini hors-délai en de l’Alpe d’Huez. Ce jour où Bernard et Greg arrivaient main dans la main. Je me souviens de Daniel Mangeas et sa voix unique quand j’ai franchi la ligne…
Hors-délai au Tour et pourtant c’est l’année qui t’a marqué le plus ?
Oui. Comme je te l’ai dit, Bernard voulait faire un grand truc avant de décrocher. Il voulait partir avec ce panache que nul autre n’avait.
Ah bon ? Greg avait aussi du panache…
Oui mais tous les deux étaient différents. Greg était un pragmatique, un calculateur. Il ne se lançait pas dans la bataille à corps perdu comme pouvait le faire Bernard. Bernard était un fonceur. Sur certaines courses, tu voyais à sa gueule qu’il n’était pas dans un grand jour. Mais ne t’inquiètes pas, c’est lui qui arrivait le premier sans que tu puisses simplement t’accrocher à sa roue. C’était ça Bernard. Sur chaque course, il livrait bataille comme si c’était la première. Il ne calculait rien hormis sur les Tours de France et certaines étapes mais généralement, il gagnait à la pédale.
Bon, Bernard voulait une grande victoire. Mais laquelle ? car Greg avait déjà remporté le Tour…
C’était promis à Greg depuis 1985 ce Tour de toute façon. Mais devine où Bernard avait fixé rendez vous à Greg pour ce dernier duel où aucun engagement n’était de mise ? Chez Greg, à Colorado Springs. Fallait être gonflé, non ? (rires). Cela devait se passer sur le Tour du Colorado (Coors Classic) et sur les Mondiaux juste après. Bernard aurait aimé partir avec ce maillot de champion du monde sur les épaules et Greg le voulait vraiment aussi.
Le Tour du Colorado (Coors Classic) 86, raconte-nous l’histoire…
Ça commence très bien pour moi car je gagne la 1ère étape. Je te jure que c’était une drôle d’étape. J’étais échappé en tête et je possédais 40sec d’avance à un kilomètre du final. Mais voilà que la moto qui était devant moi m’indique un mauvais chemin. Le temps que je fasse demi-tour, Greg l’avait remporté au sprint. Mais devine ce qu’a fait Greg ? Il a refusé la victoire et il est parti voir l’organisateur pour lui dire que le véritable vainqueur, c’était moi. Et j’ai été désigné vainqueur et c’est vrai que j’avais une large avance pour gagner. Mais cette moto déviatrice m’avait tout foutu part terre à quelques centaines de mètres de l’arrivée.
On imagine la tension dans la même équipe…
Exact. Au sein de la Vie Claire, il y avait une tension extrême entre ceux du camp de Greg et celui de Bernard. Les deux meilleurs coureurs du monde dans la même équipe. Mais Greg avait tous les coureurs anglophones du Tour du Colorado avec lui aussi. Et moi, je restais fidèle à Bernard même si j’étais chez Peugeot. Ça a été une baston incroyable. J’ai même vu Bernard épuisé sous un orage de dingue, balancer son vélo sur Paul Koeschli, le directeur sportif, en lui disant qu’il abandonnait ce tour. Mais en fin de compte, il remontait dessus.
Au final ?
Un jour, alors que j’étais dans le groupe d’échappée avec Greg, il se retourne et me demande : « Bruno, si je perce, tu m’aideras ? » J’étais dans une autre équipe et je lui ai répondu : « Non, je ne te la donnerai pas ». Imagine un peu le décor ! Il en avait un paquet de gars qui pouvait l’aider. Je sais que l’on peut me critiquer pour ça mais je suis resté loyal à Bernard, même avec l’histoire de la 1ère étape. Et en fin de compte, Greg a perdu le Tour du Colorado sur la dernière étape et sur un contre-la-montre qui plus est. Ce jour-là, Bernard à fait l’un des meilleurs chronos de sa saison. Il remporta le Tour du Colorado à la pédale, au panache !
La cloche du pub se met à retentir pour nous signaler la fin de cette soirée du bout du monde. Mais au final, une 4ème « tourn » remet le fil de l’histoire et nous voilà tous là assis sur ce comptoir à écouter l’épilogue de ce dernier combat.
Et ce fameux championnat du Monde ?
Ah oui, j’oubliais. Et bien en fin de compte, dans les deux équipes nationales, on s’observait durant l’épreuve. Nous autres, dans le team France, savions que Bernard comme Greg voulait absolument le remporter. Au final, Moreno Argentin nous place une belle attaque de loin. On se regarde tous et Moreno file vers la victoire. Charly Mottet sauve l’honneur et fini 2ème. Fin de l’histoire.
Le cyclisme actuel, tu le suis toujours avec autant de passion ?
De temps en temps. Entre mes vols et mon emploi du temps un peu dingue, je t’avoue que j’ai un peu décroché. Et le cyclisme actuel n’est pas la même cyclisme que j’ai connu. Quitte à passer pour un vieux con, je m’emmerde parfois quand je regarde certaines courses. Non pas que les coureurs soient moins bons non, bien au contraire, ils sont vraiment talentueux. Mais ils sont bridés maintenant. Avec leurs oreillettes, ils ne bougent que sur ordre de leurs DS. Ça enlève le côté aventurier et hasardeux des échappées et du coup, ça manque de panache je trouve. Il y’a tant d’intérêts financiers avec les sponsors qu’ils sont devenus des pions. Quand je vois certains qui osent attaquer en prenant tout les risques, là oui je retrouve notre cyclisme.
Dehors, la nuit est tombée mais la lune éclaire notre ribinou. Il fallait bien cet hommage astrale pour que « Corni » puisse se rendre tranquillement chez lui, longeant ces chemins côtiers face à cet océan, celui de nos aventures aux 4 coins du globe…