Eté 1982, c’est la saison des pluies sur notre île de Tahaa face à Bora-Bora, un Eden un peu paumé dans le Pacifique où la Coccinelle de l’épicier du coin fait encore office d’ambulance, de transport scolaire et permet les livraisons dans les montagnes, autant vous dire que l’on est loin de tout. Mais durant ce mois de Juillet, mon paternel se levait chaque matin vers 6 h, allumait le groupe électrogène pour aller regarder un « drôle de truc » à la télévision. Je lui demandais avec insistance de le suivre, il me souriait tout en passant sa main sur ma tignasse et là je me plantais fièrement sous la table de la terrasse. Sur l’écran de notre télé, je découvrais notre France ou plutôt le Tour de France. Il faisait jour encore là bas dans les Alpes et je n’en croyais pas mes yeux de gamin tout émerveillé, ces montagnes si hautes qui touchaient presque les nuages, et ces forçats ruisselants de sueur, mâchoires crispées, tombant d’épuisement au sommet. « Qu’est ce que c’est que ça? » demandais-je au Padre? » Une épreuve hors du commun fiston, que l’on appelle le Tour de France, ces gars là font des choses que peu de monde accepterait. » Avec ces images, on entendait des voix, des commentateurs légendaires comme Robert Chapatte appliquant son théorème éponyme puis derrière, en fond sonore, une autre voix qui aiguisait de suite ma curiosité, je ne le savais pas encore mais cette voix m’inspirerait tout le long de ma vie de passionné de cyclisme. Elle porte un nom connu de tous : Daniel Mangeas!
Eté 2012, le cyclisme est devenu ma vie et ce rêve, mon travail. Nous sommes à Spidéal dans le Connemara, dans les locaux de la Chaîne nationale TG4, la seule qui diffuse le tour de France en direct sur la verte Erin et je m’apprête à commenter l’étape du jour aux côtés de Padraic Quinn et Paidi O’Liharn. Dans le studio, les images arrivent et la voix que l’on entend sur ces images est celle de Daniel Mangeas commentant l’étape sur son podium. Je finis mon café trop serré, visse mon casque, je regarde ce chrono qui indique le direct dans 2 minutes. Je regarde de nouveau l’écran en écoutant le gardien de la mémoire, celui qui m’ a donné envie d’être là, planté derrière mon micro à raconter le récit de ces guerriers et de ces étapes épiques. Voilà, c’est parti, on est en « live » et dans ma boîte crânienne je me lance un « Merci Daniel » , pour celui qui ignore notre existence mais qui nous a transmis à tous cette passion à travers l’Europe.
Un jour d’avril 2015, lors du mythique Tour du Finistère et du Tro Bro Léon, dans un autre bout du monde que l’on nomme Finistère, je déjeunais avec Stephen Roche le vainqueur du grand Triplé. Quand soudain cette voix, ma madeleine de Proust, se mit à retentir dans le restaurant. Il était là, grand par la taille et par sa présence, ses bras largement ouverts pour saluer son ami de la Verte Erin avec une nouvelle plaisanterie à nous narrer . Je me plantais là, à côté, ne sachant que dire, juste balbutiant un vague bonjour incompréhensible devant cet immense artiste ! Le temps s’était arrêté, la toupie de ma vie vacillante, je vivais mon rêve.
Daniel Mangeas est au cyclisme tricolore ce qu’un Pierre Albadejo était au rugby, un Thierry Rolland au football, un monument qui cristallise à lui tout seul une époque glorieuse et heureuse. Lui est fait de cette trempe, de celle qui ne cache rien, ni les coups de gueules durant les moments les plus durs, ni les joies durant ceux plus intenses, il est un témoin et gardien de l’histoire de notre sport. 41 ans sur le Tour de France, 900 étapes environ, des coupes de France, des « critos »et des batailles à travers l’hexagone, une liste aussi longue que le bottin national. 41 ans debout sur ce podium à décrire ces scènes de batailles toute en citant chaque avancée et percée des ces guerriers dont il connaît chaque victoire, titre, chaque fait d’arme. Contre vents et marées parfois, il se tient là debout, bien campé sur ses longues jambes, le micro tel le prolongement du bras. Durant ces instants de passions, rien ne peut l’atteindre, ni la chaleur du soleil brûlant au zénith, ni les orages d’étés là haut dans les grands sommets, narrant encore et encore une ultime bataille par cette voix éraillée accompagnée de son large sourire. Mais l’artiste a réalisé une autre véritable prouesse en dépassant justement cette voix si particulière, tant il est amoureux de la vie, des gens, des mots et de ce monde. De ce podium jusqu’alors peu regardé, il en a fait une véritable scène où parfois le public ne se soucie plus des coureurs tant l’artiste est présent, en harmonie totale avec son public lui scandant souvent des bans de retour! C’est ça Daniel Mangeas sur notre toit du Monde!
Pourtant rien ne prédestinait cet apprenti boulanger à devenir une légende du tour et de notre patrimoine, surtout quand on doit ramener très jeune sa « croûte » à la maison. Rien ne pouvait l’emmener loin de sa Normandie natale, rien sauf la passion du cyclisme et du verbe. Et un week-end de course en 1965 le jeune Mangeas a alors 16 ans et va réaliser une véritable petite performance en commentant la course de son village de Saint Martin de Landelles, là bas, dans la Manche. La chance lui valut alors de croiser Albert Bouvet au même moment et, tel un Poète des rues de la Butte Montmatre, il fut repéré pour aller tenter sa chance sur la plus grande scène que le cyclisme peut offrir: Le Tour de France. On ne peut échapper à son destin, il était écrit que…
Daniel Mangeas, comment êtes vous tombé dans la marmite du cyclisme ?
Daniel Mangeas; » Depuis ma toute jeune enfance. Selon mes parents, mes premiers mots étaient Bobet-Robic (rires) que je balbutiais dans un tube d’aspirine vide. Mais je me souviens surtout de la fierté d’avoir lu mon nom sur le Ouest-France un jour de l’année 1960. C’était mon cousin Roland Mangeas qui venait de remporter l’Essor Breton, j’étais si fier de lui. C’était un sacré coureur qui avait fait de bonnes places comme sur la Manche Océan 1958 où il termina 10ème. Peut être que 10 ème ce n’est pas un podium mais les coureurs devant lui étaient tout de même Charly Gaul, Gérard Saint et Roger Rivière, pas n’importe quel coureur! J’avais 10 ans et il était parmi mes idoles tout comme Bobet et Robic, ses voisins de Bretons. Je me souviens aussi de cette rédaction que j’avais écrite pour mon « certif ». Je racontais l’arrivée du Tour dans mon village et j’avais remporté le premier prix du canton avec celle-ci. Voilà tout petit, j’étais tombé dedans. »
Un jour vous commentez la course de votre commune Normande à Saint Martin de Landelles, c’est là que tout débuta ?
D. M: » Oui, j’avais 16 ans, on était en 1965 et le patron du Café Henri Pigeon qui était Président du comité des fêtes m’a demandé de commenter ma toute première course officielle. Je me souviens très bien du vainqueur Raymond Guilbert. Puis au fil des courses, c’est arrivé aux oreilles d’Albert Bouvet qui m’a demandé de le rejoindre sur le Tour de France 1974, il partait de Brest, je m’en souviens comme si c’était hier. Et sur la 16ème étape entre Saint Lary Soulan et Plat d’Adet, la voiture du speaker officiel Pierre Schori tombe en panne, c’était ce genre de grosses voitures Chevrolet à l’époque. Félix Lévitan me demande alors de le remplacer au pied levé. Mon cœur battait la chamade, mes mains étaient moites et je me suis lancé. Ce jour là, je commentais la victoire de Raymond Poulidor devant Merckx . Plus tard, en 1976, je devenais le speaker officiel du Tour de France, ca a duré 40ans, 41 tour de France. »
Des moments qui vous ont marqué en particulier ?
D.M: » Oui, il y en a eu bien sûr et de nombreux, je peux en citer beaucoup. Comme Merckx traversant une foule silencieuse tant le public restait admiratif du champion, je me souviens aussi surtout de ce duel entre Hinault et Lemond en 85 et 86, c’était un véritable bras de fer. Puis celui de Lemond contre Fignon en 1989 qui se termina sur ce contre la montre tragique aux Champs Elysées. Quand vous commentez ces moments là, c’est une sensation indescriptible, des instants inoubliables. Il y a aussi ce passage du Tour dans mon village le 14 juillet 2002, c’était la ville départ et je commentais devant cette église où sur ces murs, assis, je regardais les coureurs passer quand j’étais gamin, je repensais à cette rédaction que j’avais écrite, un moment fort en émotion! »
Que pensez vous de l’évolution du cyclisme, vous qui avez commenté 41 tour de France?
D.M: » C’est une évolution positive dans l’ensemble, même si il y a du bien et du moins bien. On possède désormais d’énormes moyens techniques. Je prends pour exemple le Tour de France, maintenant on a les temps réels qui sont affichés sur des écrans géants, les classements qui nous tombent tout de suite, c’est un plus pour notre confort et pour le public qui attendent les coureurs. Puis c’est retransmis en direct à travers le monde avec ces coursiers qui viennent justement des 4 coins de la planète. Enfin, pour la reconnaissance des sportifs, c’est aussi une avancée énorme, car quand Hinault gagnait un tour il recevait 120 000 francs (20 000 euros) et maintenant le vainqueur en reçoit 350 000 en gros, c’est vraiment bien pour ces grands champions. Sinon, pour la présence de nos coureurs tricolores, je me souviens qu’au Tour 1977 remporté par Bernard Thévenet, il y avait plus de 100 Français à l’époque qui prenaient le départ et désormais, on en compte une trentaine maximum. Ensuite, c’est vrai que les courses sont moins pimentées qu’il y a une vingtaine d’année à cause des oreillettes. Avant c’était un peu comme « Fanfan La Tulipe », tous à l’assaut! Maintenant, c’est souvent un peloton compact qui rejoint les échappées dans les derniers km, c’est un peu moins pétillant. Malgré ses scénarios un peu moins épiques, le Tour de France reste une belle vitrine du cyclisme national mais ,hélas, tous ne sont pas à loger à la même enseigne. »
C’est à dire?
D.M: » On a donc le Tour de France qui est l’un des évènements les plus regardés sur la planète et paradoxalement, les médias ont une part de responsabilité dans la survie du cyclisme Français. Quand je constate que le championnat de France et les Mondiaux de cyclo-cross ne sont pas retransmis à la télé, je trouve ça vraiment irrespectueux de la part des médias et ça m’inquiète vraiment pour le futur car il y a une forte demande de la part des gens justement. C’est aussi par la télé que ce sport peut s’agrandir, faire venir des sponsors et donc assurer la survie de ces courses souvent montés par des bénévoles qui se battent comme des diables. C’est un peu de snobisme je pense, ce snobisme Parisien peut être car cela ne se passe pas dans la capitale où sont basées les grandes chaînes mais en province comme par exemple les épreuves de Coupe de France. Le cyclisme est surtout pratiqué dans les régions, pas vraiment à Paris et donc cela ne les intéresse pas alors qu’ il y a toujours de plus en plus de gens au bord des routes, le cyclisme gagne en popularité chaque année. Heureusement que nous avons les sites internet qui nous permettent d’avoir des infos et des suivis sinon la situation serait catastrophique je pense. »
Vous êtes tout de même optimiste pour l’avenir des courses Françaises face à cette mondialisation ?
D.M; « Oui, je suis d’un naturel optimiste. De nombreux coureurs étrangers veulent venir courir en France car on a de très belles courses et un très bon niveau mondial notamment chez nos juniors. Et il y a toujours ces bénévoles et leurs épreuves qui continuent d’exister, c’est salutaire pour la France. On a déjà perdu nos critériums car il n’y avait pas de médias, donc plus d’argent, et quand vous voyez qu’en Angleterre ils sont retransmis en direct et que la foule présente est immense, on se dit que peut être qu’un jour on reverra ça chez nous, il faut y croire. Le cyclisme évolue à vitesse grand « V » et la culture cycliste est toujours très forte en France, il ne faut pas se laisser abattre et rester optimiste. »
Durant toutes ces années, vous n’avez jamais douté?
D.M: « Si, tout le temps. Je doute toujours beaucoup. Mais un jour, il ya 33 ans sur le trophée super prestige Pernod, j’ai rencontré un grand monsieur en la personne de Bernard Clavel qui était un grand écrivain, un humaniste. Il avait écrit ce livre magnifique » Les Fruits de l’Hiver », l’un des tomes de son cycle « La grande Patience », livre qui a d’ailleurs remporté le prix Goncourt en 1968. Il avait écrit un autre roman « Le jeune ouvrier » qui parlait de sa propre vie et j’ai appris que lui aussi avait été boulanger tout comme moi. Je me suis reconnu dans ce livre justement et quand je doute de moi, je me souviens des paroles que Bernard Clavel m’a dites le jour de cette rencontre: » J’ai quitté l’école à 14 ans, et j’ai appris tout ce que je sais avec l’école de la vie, c’est la meilleure et cela ne m’a pas empêché d’être l’auteur Français le plus traduit dans le monde! ». Quand je pense à ce qu’il m’a dit, le doute s’efface. Et bien souvent je pense à lui, à ces mots. »
Vous avez arrêté le tour de France, que faites-vous maintenant?
D.M: » Je continue à commenter les courses avec autant de passion, j’ai besoin de ça, comme les épreuves de Coupe de France, certains tours comme celui du Haut Var dernièrement, celui de la Provence en ce moment, les Boucles de la Mayenne, le GP de Fourmies et tant de belles épreuves. Avant c’était plus de 220 jours dans l’année hors de chez moi, maintenant c’est un autour de 100. Je profite plus de mon épouse, des miens et je prends plus de temps pour moi même. Et vous savez, j’organise une course professionnelle avec la Polynormande qui a lieu chez moi à Saint Martin de Landelles et qui compte pour la Coupe de France, elle aura lieu le 31 juillet cette année. Je continue toujours mon chemin dans ce monde et je prends toujours autant de plaisir. »